Soumis par Michel Lambert le
J’entends régulièrement des gens dire à la radio ou la télé que nos fèves au lard viennent de Boston et qu’elles sont une invention américaine. Cette affirmation est une vérité alternative, bien « trump-euse » ! Faisons le ménage dans l’histoire de nos haricots.
Disons d’abord qu’il y a plusieurs types de graines consommées par l’homme et qui sont originaires de plusieurs continents. La plupart de nos haricots contemporains sont originaires d’Amérique centrale et se sont répandus partout, sur les 2 continents américains avant l’arrivée des Européens en Amérique. Les pays européens consommaient, avant leurs contacts avec les haricots américains, des grains originaires du Moyen-Orient qu’ils appelaient des fèves ou des « beans ». et qu’on appelle des fèves des marais, en France.
Ces grains étaient séchés comme les pois et pouvaient se conserver plusieurs années. Ce sont donc ces grains séchés que l’on apportait sur les bateaux pour se nourrir pendant plusieurs mois, en mer. Les pêcheurs bretons, en particulier, qui venaient pêcher sur les bancs de Terre-Neuve et dans le golfe Saint-Laurent voguaient sur des petits bateaux en forme de gorge qu’ils appelaient des gourganes. C’est ainsi que la fève des marais qui était leur met quotidien a fini par devenir une gourgane, par association avec le bateau en question. D’autre part, les Français connaissaient aussi des plus petites fèves originaires d’Afrique qu’on appelle, aujourd’hui, des pois à œil noir, des doliques, des cornilles, des mongettes selon les régions ou les pays de langue française. Au XVIe siècle, ces grains étaient appelés faisolles ou fayots, en France.
Ce sont les Espagnols qui ont amené les premiers haricots américains en Europe, lors de leurs voyages de découverte en Amérique centrale, du Sud et du Nord. Christophe Colomb les aurait découverts sur l’ile de Cuba, en 1492, et en aurait donné en cadeau au pape. Catherine de Médicis qui avait des liens avec la papauté, en aurait apporté avec elle, en France, lors de son mariage avec le roi français, Henri II, en 1533. Le terme haricot lui-même est d’origine aztèque ; il vient du mot ayacolt. La prononciation de ce mot se transforma en « haricot », en France. Mais longtemps, on a gardé l’ancienne appellation de fève, de faisolle ou de fayot, en France comme au Québec et en Acadie, pour ce nouveau légume américain à cause de sa grande ressemblance avec les pois à œil noir ou doliques qu’on connaissait et cultivait déjà. Assez rapidement, la culture des haricots se propagea partout en Europe car ils étaient plus prolifiques, plus faciles à cultiver, moins faciles à détruire par les insectes que les fèves traditionnelles.
Nos ancêtres français connaissaient donc les petits haricots d’Amérique Centrale, blancs ou noirs, lorsqu’ils sont arrivés au Québec. Ils les cultivaient dans leurs jardins de Québec. Ils les faisaient bouillir longuement dans l’âtre avec de l’oignon et un morceau de lard salé, avec des herbes salées ou fraiches, en été. Certains ajoutaient même du lait au plat, pour les liquéfier un peu, pendant l’été. La recette française s’est propagée jusqu’à nos jours et est connue, dans certaines familles, sous l’appellation « bines blanches ». Cette recette était très ancienne et se faisait à l’origine, partout en Europe, avec des doliques ou pois à œil noir. Au Moyen Âge, on faisait cuire ces fèves avec un morceau de lard salé, les jours gras, et un morceau de gras de baleine ou de bélouga, les jours maigres. C’est d’ailleurs pour cette raison que les Basques venaient chasser la baleine dans le golfe Saint-Laurent, avant l’arrivée des Français. Je vous rappelle que le plat en question s’appelait « fèves au lard », au début de la colonie.
En s’installant au Québec, au contact des Hurons, les Français découvrirent une autre variété de haricots, les haricots rouges cultivés à Québec même, depuis le XIVe siècle, par les cousins des Hurons, les Iroquoiens du Saint-Laurent. Jacques Cartier les avait d’ailleurs identifiés, lors de son premier voyage à Québec ou Stadaconé, en 1535. Les Hurons et les Iroquoïens faisaient cuire ces haricots rouges dans des pots de céramique, avec de la graisse de gros gibier, des courges, du maïs ou du petit gibier. Lorsque les Abénaquis se sont installés le long de la rivière La Chaudière, en face de Québec, ils plantèrent aussi beaucoup de haricots rouges et multicolores comme les Hurons. Cela renforça la popularité de ces haricots de type rognon (kidney beans). Les Français se mirent donc à cultiver ces nouveaux haricots rouges dans leur jardin, comme les petits haricots qu’ils avaient apportés de France. Mais les nouveaux haricots rouges étaient plus rentables que les petits blancs ; c’est pourquoi ils eurent beaucoup de succès. Jusque dans les années 1950, on cultivait des haricots rouges de Charlevoix à Montréal, dans les jardins familiaux. Dans la région montréalaise, on cultivait autant de gros haricots blancs et multicolores que les rouges à cause de la présence des Mohawks qui cultivaient plusieurs variétés de haricots depuis des siècles. -- Les chercheurs en ont identifiés 36 variétés, en Nouvelle-Angleterre et dans l’Est de l’Amérique du Nord. On peut voir ces variétés, dans certaines reconstitutions de villages iroquoïens dans le Haut-Saint-Laurent. – Les Franco-Québécois firent donc cuire ces haricots avec du lard salé, comme dans leur recette amenée d’Europe, avec des herbes et du lait, en fin de cuisson, et à la manière des autochtones, dans une jarre en terre cuite avec du gibier. Comme le vendredi, on ne pouvait pas manger de viande, les Montréalais remplaçaient le lièvre ou la perdrix par du canard parce que le canard vivait dans l’eau et était considéré comme un poisson, tout comme le castor, d’ailleurs. À la fin des années 1960, certaines tavernes de la rue Saint-Laurent offraient ce plat traditionnel de Montréal à leurs clients ; les étudiants de l’Université de Montréal dont je faisais partie, y étaient d’ailleurs très nombreux !
Ce que je ne vous ai pas encore dit, c’est que les Abénaquis installés en face de Québec, avaient l’habitude, comme dans leur pays d’origine, la Nouvelle-Angleterre, de cuire leurs haricots et leur gibier, le printemps, avec de l’eau d’érable. Cette eau sucrée était une façon d’aromatiser le gout un peu fade des haricots. Ce qu’il faut se rappeler ici, c’est que les Abénaquis vivaient en contact avec les immigrants anglais installés chez eux depuis le début du XVIIe siècle, après l’élimination des Français débarqués chez les Abénaquis, avant les Anglais. Les Anglais de Boston adoptèrent rapidement les haricots abénaquis qu’ils adoraient parce qu’ils étaient sucrés. Comme ces Anglais étaient très pieux et qu’ils ne pouvaient pas cuisiner du samedi soir au dimanche soir pour respecter le jour de repos commandé par le Seigneur, ils trouvaient très pratique d’imiter les Abénaquis qui mettaient cuire leurs fèves pendant la nuit pour les manger le lendemain. Cette coutume fut largement adoptée par les Bostonnais de la première génération de sorte que leurs fils qui furent engagés pour cuisiner sur les bateaux qui faisaient le commerce triangulaire entre Boston, la Barbade et Londres se mirent à ajouter du sucre d’érable à leurs fèves au lard traditionnelles. Un jour, comme on manquait de sucre d’érable, on eut l’idée de le remplacer par de la mélasse ou de la cassonade qu’on transportait sur le bateau. C’est ainsi que sont nées les Boston Beans. Les cuisiniers de bateau se passèrent rapidement la recette de sorte que les petites fèves blanches servies sur les bateaux (Navy Beans) s’enrichirent désormais de mélasse et du nouveau mode de cuisson autochtone, le plat enfoui toute la nuit, dans le sable brûlant du carré de feu. Ces cuisiniers de bateau américains furent les premiers cuisiniers engagés par les entrepreneurs des chantiers forestiers de la Nouvelle-Angleterre. Les Québécois furent nombreux à aller travailler dans les premiers chantiers forestiers du Maine, du New Hampshire, du Connecticut et du Vermont. Tous les matins, les cuisiniers leur faisaient des « beans », comme mon arrière-grand-père l'a raconté à ma mère, lui qui était né au Connecticut où son père était allé bucher.
Lorsqu’on commença à faire chantier au Québec, vers 1830, les cuisiniers américains furent invités à venir initier les cuisiniers québécois à la cuisine de chantiers, dont celle des « beans ». La grosse différence avec ce que tous les cuisiniers connaissaient déjà, c’était la cuisson lente des fèves au lard, dans le sable du feu ou dans celle d’un four pas trop chaud, avec l’ajout d’un peu de mélasse à la recette habituelle. C’est à compter de ce moment-là que les Québécois ont pris gout aux « bines » ou fèves au lard et qu’ils oublièrent les fèves au lard blanches. Certains en avaient d’ailleurs dédain. Écoutons l’opinion de Monsieur Ulysse Duchesne parler de l’ancienne recette de sa mère, vers 1870 :
« Les premières fèves qu’on a eues, on les préparait avec de l’eau, dans laquelle on les faisait bouillir pour faire une sorte de sauce blanche, avec de la farine dedans. Les gens n’aimaient pas ça. On a fait venir un cook des États ou de Trois-Rivières du nom de William Grant, qu’il ne faut pas confondre avec le William Grant qui était commis pour les Price et le gendre de Michel Caron. Il a montré comment faire et il est reparti aussitôt. La première fois que Grant a préparé des bines avec du lard, comme on les fait maintenant, il m’en a présenté quelques cuillérées. Je lui ai dit : Ça, c’est correct. »
Dans les faits, il ne mentionne pas la mélasse de la recette de Grant mais la présence de lard salé ; c’est que sa mère ne devait pas mettre de lard salé, les jours maigres, et qu’elle devait aussi ménager sa réserve de fèves en n’en mettant pas beaucoup dans sa recette ; d’où l’idée de l’épaissir avec de la farine. C’était effectivement ce qu’on faisait aussi avec les pois pour allonger un reste de soupe ou pour ajouter quelques portions avec l’arrivée subite d’invités au repas. Certains remplaçaient la farine par du riz ou des flocons d’avoine ou des pommes de terre. Les soupes aux fèves blanches étaient plus fréquentes dans les familles d’origine acadienne.
Enfin, comme je vous l’ai dit pour les pois, on faisait aussi des purées de haricots pour accompagner les viandes. On faisait longuement bouillir les haricots la veille, puis le jour du grand repas, on écrasait les fèves à la fourchette, puis on les mélangeait avec de la graisse de lard salé dans laquelle on avait fait attendrir de l’oignon, parfois de l’ail ou du poireau. On parfumait avec des herbes salées en hiver ou des herbes fraiches, en été. Cette recette se pratiquait aussi dans les Pays-Bas et en Espagne. Les « frijoles refritos » mexicaines viennent en fait d’Espagne et étaient une recette connue en Europe, y compris en France. Les Mexicains remplacèrent les doliques européens par les haricots américains en les assaisonnant avec les piments locaux.
Comme vous le constatez, la cuisine est une grande voyageuse qui s’adapte aux années, aux saisons et aux lieux. Connaitre l’origine de notre cuisine permet de comprendre que la cuisine est un art en constante évolution, comme notre société. Mais qui ne part pas de rien, qui a des racines, des influences, des préférences et des dégouts d’époque ou de culture. Actuellement, beaucoup d’urbains ne consomment plus de légumineuses à cause des flatulences et de leurs odeurs. Certains inconditionnels ont cependant trouvé des moyens chimiques pour les combattre. Sans entrer dans le détail de ces moyens pharmaceutiques, disons que leur consommation régulière diminue leurs inconvénients principaux. Je vous donne, en tout, cas, plusieurs recettes de notre répertoire qui vous permettront de les redécouvrir. La grande majorité des recettes se congèlent facilement et s’apportent bien en camping ou en sorties sportives d’hiver.
Bonne cuisine et bonne semaine à tous
Michel Lambert, historien de la cuisine familiale du Québec.